Rentrer pleinement, émotionnellement, objectivement dans un album de plus d’une heure uniquement composé de quatre morceaux dont deux flirtant avec les vingt minutes n’est pas chose facile, même lorsqu’on connaît le groupe responsable de ce travail de titan. Car FORLESEN fait partie de cette caste rare d’artistes refusant le cloisonnement rassurant des genres, préférant explorer, expérimenter, tenter de nouvelles déviations, pour finalement produire une musique unique, en convergence, mais délicate pour le néophyte plus volontiers absorbé par les débats francs.
Ceci étant posé, les FORLESEN ne sont ni élitistes, ni maniérés, juste passionnés. A l’image d’un OPETH déviant de sa trajectoire pour s’aventurer dans les couloirs chaleureux du Progressif tendance Folk, le quatuor relocalisé à Portland n’a cure des coutumes et règles, et nous propose avec ce monumental Black Terrain de justement couvrir le plus de terrain possible. Et c’est sans doute pour ceci, et aussi pour cela, que son label peine à le placer sur la carte des genres, évoquant un ensemble de références disparates allant de CANDLEMASS à DEAD CAN DANCE, en passant par la case NEUROSIS.
Mais le pire dans cette histoire, c’est qu’I, Voidhanger Records a totalement raison, de ne pas se montrer précis et pointilleux. Car FORLESEN évoque justement ces groupes jetés en pâture comme influences possibles, ce qui est finalement le cas lorsqu’on se plonge dans cette œuvre fleuve.
Depuis son premier album et son départ de San Francisco, FORLESEN a changé sans vraiment changer, et nous offre avec ce sophomore une petite merveille d’ambiance, de puissance et d’imagination. Empruntant au Doom ses codes les plus lents, au Post Metal ses mélodies éthérées et ses constructions libres, et au Post Hardcore sa violence, Black Terrain est une longue poésie aux quatrains instables, et aux rimes aléatoires. Souvent, lancinance rime avec romance, brutalité avec intimité, et longueur avec bonheur. Et une simple écoute superficielle de l’entame majestueuse de « Strega » suffit à comprendre que cet album se placera de lui-même dans le peloton de tête des grosse surprises de cet automne, une surprise qu’il sera difficile d’occulter par un cadeau plus gros.
KATATONIA, OPETH, MY DYING BRIDE, THE OCEAN, MONO, MAUDLIN OF THE WELL, les comparaisons ne manquent pas, et pas seulement eu égard au parcours individuel de ces musiciens étranges. Avec pour architectes des noms comme Ascalaphus (ex-BOTANIST, chant/guitare/synthés/harmonium/basse), Bezaelith (LOTUS THIEF, chant/basse/guitare/synthés), Petit Albert (LOTUS THIEF, guitare/synthés/orgue Hammond B3/chœurs) et Maleus (ex-KAYO DOT, ex-MAUDLIN OF THE WELL, batterie), FORLESEN avait déjà tous les arguments pour épater la galerie et éveiller l’intérêt de critiques avides d’expériences hors norme et de sensations nouvelles. Et c’est exactement ce que le quatuor nous a offert.
Black Terrain est sublime pour des dizaines de raisons. Pour sa façon de traiter le temps qui passe, avec une méthode déjà largement éprouvée par PINK FLOYD dans les années 70, avec sa façon de laisser une mélodie simple prendre son envol à son rythme, d’imposer des arrangements tout à fait logiques par touches fugaces avant de les laisser se rejoindre pour un crescendo dramatique, ses silences efficaces qui arrivent toujours au bon moment, et plus simplement, cette vision analogique d’une musique complexe traduite en langage simple, et abordable pour tout le monde.
« Black Terrain », et son Ambient faussement calme mais réellement troublant, était la seule façon de prolonger la magie de « Strega », qui exigeait comme suite un titre plus épuré et plus simple. Certes, la mélodie est encore étirée sur près de neuf minutes, mais ces bruitages, cette guitare qui gronde au loin comme celle de Gilmour sur les passages les plus tendus de The Wall, ces rares percussions tribales qui redonnent l’impulsion, nous entraînent dans un univers de couleurs et de sons, qui se mélangent comme sur la palette d’un peintre guidé par ses émotions. Et penser qu’après ces deux morceaux, encore plus de trente minutes nous attendent fait froid dans le dos.
Et il y a de quoi avoir peur, lorsque l’intro dantesque et bestiale de « Harrowed Earth » nous frappe de plein fouet. Rythme Death Metal en pleine colère, riffs simplissimes et efficaces, atmosphère de violence, bain de Black Metal en fusion, pour un abordage en règles des mythes norvégiens des années 90. On se surprend donc à être surpris, et là est la principale qualité de cette réalisation. Aller là où on ne l’attend pas, prendre l’auditeur à revers, et imposer cette sensation de piège à grande échelle par des mouvements imprévisibles et pourtant totalement logiques dans le contexte.
FORLESEN n’est pas vraiment Doom, ni franchement Post Hardcore. Il est sans doute les deux à la fois, mais surtout, un groupe unique en son genre qui déambule avec un objectif précis : nous sortir de notre zone de confort pour explorer des possibilités moins évidentes. « Saturnine » en final, synthétise le propos sur près de vingt minutes, et nous entraîne une fois encore ailleurs, dans un monde cotonneux et presque religieux, avec des harmonies à l’harmonium jouées comme des litanies célestes.
On reste totalement fasciné par ce dernier morceau, étape ultime avant l’arrêt sur la case de la perfection. En signant un album aussi limpide et cruel que complexe et lumineux, FORLESEN s’affirme comme le monstre qu’il est, et vampirise les sorties concurrentes sans effort.
Ecouter cet album relève de l’expérience personnelle. Chacun y trouvera ses réponses ou pas, l’œuvre posant plus de question que prodiguant de réponses justement.
Titres de l’album :
01. Strega
02. Black Terrain
03. Harrowed Earth
04. Saturnine
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