Choisir la diaspora comme thématique d’un album extrême est assez risqué en soi. D’une parce que le concept en lui-même n’autorise pas les débordements ou maladresses, d’autre parce qu’illustrer en musique un tel drame est une gageure périlleuse, qui nécessite une confiance en soi absolue. Qu’il s’agisse des premières diasporas grecques et celle des juifs, l’histoire n’en a retenu que l’exil, la douleur, la souffrance, la mort et l’injustice…Alors, qui pouvait dans le petit monde de l’underground s’attaquer à telle notion sans paraître ridicule ou déplacé ? Quelques noms eurent été parfaits, mais c’est finalement celui assez intimiste de CORMORANT que l’on prononcera, pour le plus grand plaisir de tous ceux ayant déjà remarqué leurs différences et leur talent écrasant…
CORMORANT n’est pourtant pas une des figures de proue de l’extrême US, et sa confidentialité relative est une des injustices les plus flagrantes qu’il me convient de relever. Pourtant, le groupe existe maintenant depuis 2007, et a sorti trois albums aussi impeccables que troublants, échappant à toute étiquette sans se perdre dans une recherche d’originalité vaine. Et tout en restant plus puissant et original que bon nombre de leurs contemporains. Alors, pourquoi cet état de fait qui les condamne à un semi anonymat qu’ils ne méritent absolument pas ? Trop de talent justement, et un art très personnel pour valser entre les influences qui empêche de les classer dans une catégorie trop précise, ce qui a le don de rebuter les auditeurs potentiels, du moins selon le point de vue des zines et des promoteurs…
Mais entre Metazoa, Dwellings et Earth Diver, le choix est large et les possibilités infinies, malgré une vision très abrupte et sans concessions de la violence et de la mélodie. Si l’on les affilie par facilité au mouvement BM, puisqu’il faut bien en mettre un en avant, les CORMORANT peuvent se targuer de n’être ni Black, ni Death, ni Thrash, mais bien les trois à la fois, amalgamés dans une progression évolutive si riche que leurs morceaux débordent d’idées par tous les plans. Et les plans, il y en a sur leurs albums, des tonnes, qui font mouche, à chaque fois.
Depuis le départ d’Arthur von Nagel après Dwellings, certains affirment que les choses ont légèrement changé, que l’atmosphère est moins pénétrante, et que les passages éthérés et harmoniques manquent de substance. C’est peut-être vrai, mais je connais au moins un bon millier de groupes qui se contenteraient de ce que le quatuor américain propose. Et c’est toujours valide sur le quatrième volet de leurs pérégrinations, ce fameux Diaspora publié en ce mois d’aout, qui se permet même d’être un des absolus de leur carrière, et ce, pour diverses raisons. D’abord parce qu’il semble pousser à leur paroxysme certains concepts, comme ces imbrications et évolutions qui ici, trouvent une tribune libre et de plus en plus complexe, alors même que les riffs deviennent visiblement de plus en plus simples. D’autre part, en termes de quantité, c’est le LP qui contient le moins de morceaux, mais aussi les plus longs. Et quand je parle de longueur, j’envisage « Migration », qui tutoie presque la demi-heure de jeu, sans jamais manquer d’inspiration ni d’expirations. Et ça, seul le quatuor pouvait l’accomplir sans se frotter au grotesque d’une ambition un peu trop démesurée…
On retrouve donc sur ce quatrième volet tout ce qui fait, a fait, et fera l’intérêt du quartette (Nick Cohon – guitare, Brennan Kunkel – batterie/chœurs, Matt Solis – guitare/chœurs et Marcus Luscombe – basse/chant), ce mélange intempestif de références extrêmes qui les fait passer d’une chorégraphie Death technique en équilibre à en envolée lyrique BM purifiée d’un Heavy vraiment mélodique ou souillé d’un Doom prophétique. Le Thrash a petit à petit cédé la place à des sonorités moins franches, mais le rendu l’est toujours autant, même si l’intensité emprunte parfois d’autres voies pour arriver à ses fins. Et les deux premiers morceaux de ce quatrième LP sont là pour prouver que CORMORANT n’a rien perdu de sa superbe, et démontre en vingt-cinq minutes que les américains sont toujours maîtres sur leur propre terrain. D’ailleurs, ils ne perdent aucune seconde superflue pour le prouver, et « Preserved In Ash » démarre d’une intro digne des derniers efforts de DEATH, sans pour autant singer les astuces de feu Chuck. Batterie tonitruante qui semble en remplissage perpétuel, voix agressive et méchamment modulée, riffs acides qui strient l’horizon, et basse en complète circonvolution pour bien évoquer le désarroi et la perte de repères d’un peuple en quête d’asile. Peu ou pas de pauses, des reprises de souffle qui restent d’une chaleur éprouvante, et des guitares qui maintiennent la pression, sans pour autant chercher la complication, pour un BM incroyablement bouillonnant qui tire sur un Heavy faussement symphonique, mais réellement épique.
« Sentinel » ose le quart d’heure, et casse le rythme en cherchant dans les ambiances de quoi coller à son thème. Dissonances Doom en entame, pour un pur Heavy extrême qui malmène la mélodie dans une optique ATHEIST, sans tomber dans le piège de la démonstration à outrance. Une fois encore, les guitares parviennent à trouver des accroches simples, alors que la rythmique se meut de façon plus ou moins libre, et que le chant cimente le tout de ses invectives menaçantes. Blasts, accélérations, écrasements, harmonies sortant de la brume d’un matin pas comme les autres, un peu comme si les 70’s de RUSH se frottaient au nouveau millénaire d’OPETH, pour renier le passage du temps et assimiler le présent à un passé pas encore révolu, mais déjà mort. Et quelle délicatesse dans cette mélodie centrale à la basse si nostalgique du FLOYD…
Et si « The Devourer » fait figure de court intermède brutal, du fait de ses sept petites minutes, il n’en reste pas moins une méchante transition de puissance qui offre une fois de plus un changement de cap, sans changement d’opinion. Mais face au pavé que représente « Migration », inutile de tourner autour du pot et de chercher des excuses en route, puisqu’il constitue l’acmé d’un LP/d’une carrière, et qu’il ne déçoit aucunement les attentes qu’il suscite de son mystère…Une demi-heure, ou presque, nous aurions pu craindre la perte de créativité et le boursouflement, mais bien sûr, tel n’est pas le cas. De ces chœurs désincarnés et presque Rock à ces fulgurantes transitions de vitesse, les CORMORANT signent un petit chef d’œuvre apte à faire passer n’importe quel clown progressif pour un vulgaire faiseur de motifs simplistes, et laisse son inspiration planer au-dessus de la fuite, décrivant avec précision musicale le calvaire humain de ces femmes, hommes et enfants chassés de chez eux, et croyant encore à un avenir possible vers un ailleurs probable. Soli déchirants, basse qui sonne le glas de ses notes grondantes, segments abrasifs dérapant vers un BM cru, thèmes accrocheurs soudainement pétrifiés d’un Doom glacé, tout y passe, avec le même brio, et on se croirait même expulsé de notre propre psyché par une menace fantôme nous privant de notre conscience…
On craignait une redite, on craignait un manque, on craignait pas mal de choses de la part du quatrième LP d’un groupe qui n’a jamais fait dans la demi-mesure. Mais avec Diaspora, CORMORANT prouve qu’il est vraiment unique en son genre, et le meilleur dans sa non catégorie. Mais on se demande simplement ce qui va se passer ensuite, lorsque le quatuor devra encore se surpasser pour nous surprendre. On ne peut pas fuir toute sa vie, même les étiquettes. Espérons simplement que les américains trouvent un jour un asile, sans perdre leur urgence sur la route.
Titres de l'album:
Voyage au centre de la scène : une rencontre avec Chris Palengat (MASSACRA)
Jus de cadavre 29/09/2024
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