Je vais aller m'asseoir sur le rebord du monde, et voir ce que les hommes en ont fait.
Ce point serait à n’en point douter le sommet de l’Everest, qui j’en conviens n’est pas l’endroit idéal pour avoir une vue d’ensemble sur le monde. Mais si d’aventure, un demi-dieu, ou un simple mortel venaient à s’asseoir au sommet de cette montagne pour contempler le triste spectacle de cirque qu’est devenue l’humanité, ils en pleureraient de rage ou se perdraient dans un rire tonitruant, admettant l’incapacité chronique d’une espèce de se détourner de ses travers et dévier de sa trajectoire funeste. Au moment même où le monde justement a connu une pandémie qui a bouleversé la donne et donné quelques sueurs froides aux prédicateurs d’infortune, le théâtre du rêve installe sa toile sur terre, une fois encore, pour dominer de son chapiteau le reste de la congrégation musicale Metal. Sans condescendance, sans mépris, mais avec la certitude d’avoir atteint un sommet, malgré cette volonté de faire « mieux » à chaque fois. Et si cette citation du père Cabrel paraîtra hérésie aux yeux des fans du groupe, elle n’en décrit pas moins l’état d’esprit de cinq musiciens américains au moment de négocier un énième virage de leur carrière.
Deux ans seulement après le très acclamé Distance over Time, DREAM THEATER revient avec un nouvel album prêcher la bonne parole aux amoureux de Metal progressif, qui les ont adoubé depuis longtemps. Après la catastrophe The Astonishing qui avait conforté les détracteurs dans leur avis que le groupe s’était perdu sur le chemin de la prétention en proposant un concept album digne d’une série Disney +, Distance over Time recentrait les débats, et revenait aux sources de l’inspiration du combo des deux John.
Aujourd’hui, le départ de Mike a bien été digéré, obligatoirement, et Mike Mangini semble avoir trouvé ses marques définitives au sein du groupe. Composé en pleine pandémie par les quatre masters instrumentaux, A View From the Top of the World a été annoncé dans la presse comme un autre « retour aux sources », et se présente ne tant que tel. Dans le fond et la forme, il ne diffère aucunement de son prédécesseur, propose les mêmes sonorités, et la même ambition dans la mise en place. Enregistré dans les propres studios de DT, ces fameux Dream Theater Head Quarters qui leur ont apporté la sérénité nécessaire à l’élaboration d’un album haut de gamme, avec Petrucci à la production assisté du magicien Andy Sneap (TESTAMENT, OPETH, ARCH ENEMY, MEGADETH, entre autres, mais aussi…John Petrucci sur son album solo), A View From the Top of the World a donc permis aux musiciens de travailler dans une ambiance rassurante, bien que James LaBrie, coincé au Canada, n’a participé au processus que par ordinateur et conférence vidéo interposés.
Etrennant sa flambant neuve Majesty 8, cette guitare huit cordes élaborée par Ernie Ball, John Petrucci est encore une fois le maître d’œuvre de ce projet, ce qu’on sent dès l’ouverture de l’album. Mais le guitariste, leader autoproclamé par évidence depuis le départ de Mike Portnoy, reste un leader démocratique, et la cohésion de groupe s’entend sur chaque note ou break de cet album qui s’il n’avance pas plus sur le terrain de l’inconnu que Distance over Time, resserre un peu plus les boulons, colmate les quelques brèches pour présenter une cuirasse de destroyer sillonnant les eaux du monde pour en constater l’état catastrophique.
C’est au pavé éponyme final d’endosser le difficile rôle de constat sociétal, écologique et humain. Toujours aussi friand de ces longues suites, DREAM THEATER n’a pas hésité à lâcher la vapeur une bonne fois pour toutes en nous offrant un épilogue de vingt minutes, à la mode A Change of Seasons, et le flashback fait franchement du bien aux oreilles. Osé de commencer une chronique par le terme d’un album frais et dispo, mais autant dire que malgré la qualité incroyable des morceaux proposés, « A View from the Top of the World » incarne sans discussion possible le toit du monde d’un disque qui continue de gravir des montagnes personnelles pour se remettre en question, sans se remettre vraiment en question d’un point de vue instrumental et thématique.
Distance over Time, thérapie identitaire, était trop humble et essentiel pour se perdre en route. Il a servi de remise à niveau, et a permis au groupe d’aller de l’avant et de retrouver ses sensations. Il lui manquait un gros morceau, pour qu’il puisse vraiment être comparé au reste de la discographie du groupe. Rassuré, le groupe justement revient vers des territoires connus, affine encore plus la technique et les arrangements et ose avec cette conclusion dantesque la synthèse globale de son œuvre. On y sent les lignes serpentines de John à la basse qui ne perdra jamais son doigté unique et ses rondes si douces, la préciosité des notes fantômes et de la polyrythmie de Mike Mangini, caméléon incroyable qui parvient par instants fugaces à faire croire que Mike fait toujours partie de la bande, la guitare de John évidemment, qui se taille la part du lion entre riffs gigantesques et licks délicats, mais aussi la voix de James, mise à mal ces dernières années, mais qui trouve des accents plus posés ici. D’ailleurs, le canadien n’a jamais aussi bien chanté sur un album de DREAM THEATER depuis Train of Thought ou Octavarium, et excuse bien des performances aléatoires en concert. Bien sûr, cette longue suite progressive ne fait pas avancer les choses, mais on prend plaisir à déceler les influences antérieures qui s’y cachent, ces riffs sombres à la Awake, ces progressions harmoniques à la Six Degrees, et les interventions incroyables de Jordan Rudess qui précise d’ailleurs en interview qu’il n’a jamais aussi bien joué. La cassure mélodique au centre du morceau est l’un des plus beaux thèmes mélodiques que le quintet a proposé depuis très longtemps, avec cette amertume passée qui excuse les débordements Mickey/Sport Goofy de ce trop fameux space-opéra en plastique que DT avait tenté de faire passer pour son grand-œuvre.
« The Alien », le premier single paru en amont, connu déjà par cœur par les fans, n’a rien perdu de son impact et son intro, tonitruante et d’une confiance hallucinante percute encore les neurones comme des données à assimiler en trop peu de temps pour les comprendre. Le morceau est toujours aussi important, percutant, mixe tout dans un shaker géant pour nous entrainer parfois sur la piste des meilleurs délires de la bande LIQUID TENSION EXPERIMENT (rappelons que le troisième album du concept a été mis en boite juste avant que DT ne se réunisse pour travailler sur ce nouvel album), et se présente comme du DREAM THEATER classique en diable, avec ces patterns incroyables et cette dextérité surnaturelle. Encore une fois, rein de neuf, mais le recyclage est incroyable, et la confiance affichée rassurante.
Nous n’attendons plus depuis longtemps que le groupe nous surprenne de son audace de composition. Tout simplement parce que DT n’a plus rien à prouver de ce côté-là depuis longtemps, et qu’il a parfaitement le droit aujourd’hui de se contenter de la qualité, au détriment de l’aventure. « Invisible Monster », mid tempo parfaitement calibré pour des radios virtuelles est le second tube qu’on attendait tous, porté par une mélodie totalement Pop qui aurait eu sa place sur le commercial Falling into Infinity, mais c’est évidemment le magnifique « Sleeping Giant » qui accroche l’oreille à mi-parcours. Ce riff en pan incroyable de simplicité et de solidité, cette assise rythmique surnaturelle de facilité (il semblerait que la symbiose Myung/Manigini ait atteint un équilibre personnel parfait désormais), ces fills qui ramènent Mike à la glorieuse époque d’ANNIHILATOR, ces quelques notes éparses de synthé en écho de Jordan, tout est ciselé dans le moindre détail, et les arabesques prennent corps en quelques minutes.
Niveau globalité, on est frappé par ce son qui est plus que parfait pour les intentions. L’espace et les silences n’ont jamais été aussi respectés, et les zones de turbulence n’ont jamais été aussi denses. Les parties mélodiques tournent le dos à la niaiserie qui animait souvent les ballades les plus sirupeuses et complaisantes (genre que le groupe a abandonné, pour notre propre bien-être mental), le chant est apaisé, et le mixage est d’une précision à couper le souffle.
Entre violence assumée qui traduit avec fougue la course effrénée de l’humanité vers sa perte, et ces moments de contemplation zen qui laissent entrevoir un avenir peut-être plus clément, « Awaken the Master » est le constat le plus honnête qui puisse exister concernant la dualité de notre situation. S’en remettre aux Dieux pour excuser nos faiblesses et nous laisser une nouvelle chance, tout en accumulant les erreurs dues à notre statut d’espèce contradictoire et suicidaire. Musicalement, A View From the Top of the World adopte les deux points de vue, celui du sage proche des divinités qui sait que la fin est inévitable, et celui d’un homme comme les autres qui ne sait pas comment changer son comportement pour éviter une fin trop proche.
Plus prosaïquement, DREAM THEATER signe là l’un de ses albums les plus prévisibles, comme cette apocalypse qui nous menace un peu plus chaque jour, mais aussi l’un de ses albums les plus sincères, comme l’attitude des repentis qui veulent vraiment changer les choses. Et sans savoir si les musiciens ont vraiment cru qu’ils étaient assis sur le rebord du monde à contempler leur passé comme pour assumer leur avenir, ils nous livrent là une image d’eux-mêmes, sans fard, que tout le monde peut regarder d’en bas.
Que la pièce de la farce humaine continue, avant que le théâtre de la terre ne ferme définitivement ses portes.
Titres de l’album:
01. The Alien
02. Answering the Call
03. Invisible Monster
04. Sleeping Giant
05. Transcending Time
06. Awaken the Master
07. A View from the Top of the World
Voyage au centre de la scène : une rencontre avec Chris Palengat (MASSACRA)
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